C’est enfin l’heure de quitter Cat Ba et le bord de mer pour s’en aller découvrir l’arrière-pays. Nous irons à Ninh Binh, la « baie d’Halong terrestre » puis nous nous dirigerons vers la frontière de Na Meo. Nous n’avons malheureusement pas le temps, en quinze jours, d’aller découvrir Hanoï, et la perspective de pédaler dans ce que tout le monde présente comme un enfer urbain de scooters, ou, pour citer nos amis Amélie et Antoine, un « bordel organisé », ne nous enchante que moyennement. Nous avons déjà donné niveau grandes villes en Chine, maintenant, c’est direction la campagne !
Jour 137, mercredi 28 novembre : En route (en bus) pour l’arrière pays : Ninh Binh, ses pics et ses excès touristiques
Devenus des vacanciers un peu flemmards, nous optons pour un déplacement en bus plutôt qu’à la force du mollet. Notre destination, Ninh Binh, n’est qu’à 150km, mais ce sont 150km qui n’ont pas l’air très agréables, sur de grosses routes ou dans des paysages semi-urbains.
« B », notre hôtelier, se charge de négocier nos billets et notre chargement particulier, et le bus, rempli à ras bord de touristes, vient nous chercher juste devant l’hôtel au petit matin. C’est toujours un peu stressant de monter dans un bus avec des vélos de voyage, mais cette fois-ci, un large coffre vide à l’arrière nous permet de les caler sans soucis. Nous aurions même pu ne pas démonter la roue avant ! Une vingtaine de kilomètres plus loin, nous devons déjà décharger tout notre matériel pour le recharger ensuite sur le bateau qui fait la liaison entre notre île, Cat Ba, et le continent. Après trente minutes de navigation, nous devons encore une fois trimballer toutes nos affaires d’un moyen de transport à l’autre, en l’occurrence du bateau à un nouveau bus.
Les soutes de celui-ci s’avérant bien plus petites que les précédentes, et surtout, remplies des sacs des autres voyageurs qui les ont entassées n’importe comment, il n’y a plus de place pour nos malheureux biclous. Le chauffeur m’aborde et me dit : « Were you feminist ? ». Je le regarde effarée : bien sûr mais enfin voyons quel rapport ? Je l’ai en fait mal compris, il venait simplement me dire « Wait a few minutes » (attendez quelques minutes) mais les vietnamiens ont un accent si fort quand ils parlent anglais que les erreurs d’interprétation sont monnaies courantes. Même les américaines et néo-zélandais que nous rencontrons nous confirment qu’ils ont du mal à les comprendre, c’est vous dire.
Ce chauffeur, s’il n’est pas un très bon anglophone, est en revanche un as du Tetris : il range, il tasse, il pousse, et hop, voilà nos deux vélos calés dans des soutes qui nous paraissaient combles. C’est sans doute fait au détriment des sacs des autres voyageurs, fort malmenés, mais il a pour nos vélos la plus grande douceur et ces derniers n’auront pas la moindre rayure à l’arrivée !
Nous pouvons désormais partir, et personne ne semble nous en vouloir d’avoir retardé le départ du bus d’une petite demi-heure ; il faut dire que tout le monde est en vacances. Confortablement installés dans nos fauteuils, nous regardons le paysage défiler bien plus rapidement que d’habitude : ce que nous en découvrons ne nous fait pas regretter d’avoir choisi l’option motorisée. La route n’est pas bien jolie avec une circulation importante, et surtout, elle traverse de longs champs de clémentiniers. Depuis la Chine et nos journées entières passées dans les cultures de clémentines, nous les avons en horreur. Des bâtiments aux toits pointus, occupant le centre des villages, attirent notre regard et suscitent notre curiosité : mais que font toutes ces églises ici, on se croirait en France ? Nous imaginions plutôt les Vietnamiens bouddhistes, comme leurs voisins chinois et laotiens, mais ces églises plus ou moins anciennes semblent indiquer qu’une partie au moins de la population est chrétienne, héritage, on peut le supposer, de l’occupation française.
Le bus nous dépose enfin à Tam Coc, la petite ville touristique adjacente à Ninh Binh, au cœur de la « baie d’Halong terrestre » en début d’après-midi. Nous découvrons avec effarement une ville entièrement dédiée au tourisme, constituée exclusivement d’hôtels, de restaurants et de boutiques concentrés autour d’une longue rue principale, elle-même sillonnée par un flux ininterrompu de touristes occidentaux en scooters ou le plus souvent à vélo, se suivant presque à la queu-leu-leu.
Et s’il n’y avait que la ville, mais notre hébergement lui aussi a de quoi surprendre : nous avons sans trop y faire attention réservé un « family homestay » soit un hébergement chez l’habitant dans une famille. Il faudrait sans doute refaire l’histoire des lieux pour comprendre pourquoi la plupart des établissements semblent jouer sur ce crédo, alors même que nous ne sommes en réalité pas du tout logés dans une famille, mais dans un hôtel basique avec des chambres et des dortoirs. Cela n’empêche pas le jeune tenancier du « family homestay » de nous faire, d’une voix monocorde et avec un accent si fort qu’on ne comprend pas grand-chose, une longue tirade sur le fait qu’on loge chez lui. Il parle aussi pour le soir d’un « family dinner » auquel nous pouvons participer. Nous pensons tout d’abord qu’il nous prévient que sa famille reçoit à diner mais en fait il parle de l’organisation du repas du soir : un dîner convivial avec les autres clients de l’hôtel. Sur ce malentendu, nous acceptons, même si c’est un peu plus cher que le restaurant.
Nous nous baladons un petit peu à Tam Coc et nous sommes effarés par ce que nous découvrons : la petite ville semble s’être métamorphosée au contact des touristes occidentaux, et s’être réorganisée autour d’eux comme un écosystème, leur proposant un cadre dans lequel ils ne se sentent pas trop dépaysés : restaurants de burgers, bars à cocktails et tee-shirt « I love Vietnam ».
Après avoir passé l’après-midi à faire des provisions pour notre reprise du vélo, nous nous rendons donc au fameux « family dinner », un repas pris en commun avec les autres touristes (rien que des jeunes issus d’Allemagne, de Nouvelle Zélande et des Etats-Unis) et fait de plusieurs plats simples : omelette, soupe, nem, salade… Rien d’extraordinaire donc, si ce n’est l’animation de notre hôte. Il ne mange pas avec nous mais s’est investi d’une mission de chauffeur de salle : il passe autour de la longue table avec une bouteille « d’happy water », l’eau joyeuse, une eau de vie à base de banane à vue de papille. Il remplit les verres régulièrement, et demande à ce que nous trinquions en récitant une sorte de « santé et pas des pieds » à rallonge. Il semble se conformer à un comportement qu’il pense attendu des clients, « le bon copain vietnamien qui fait picoler pas cher » mais il met tant d’empressement et une gaité si feinte que l’ensemble devient rapidement très gênant. Nous ne nous sentons vraiment pas à l’aise face à cette mise en scène grotesque et monnayée de l’hospitalité vietnamienne, dans cette caricature du repas familial.
Les autres membres de notre nouvelle « family » n’ont pas l’air de beaucoup de préoccuper de la présence de notre hôtelier et de son étrange comédie, qu’ils finissent pas ignorer pour se concentrer sur la picole. Il y a dans le lot deux américaines particulièrement jeunes, tout juste sorties du lycée, et qui sont en balade en Asie du Sud Est. Si tant est que l’on puisse faire une sociologie de la fréquentation touristique sur la base de nos (trop) courtes observations, nous remarquons souvent une importante différence d’âge entre les voyageurs européens et américains. Les premiers ont plutôt entre 25 et 35 ans, ils sont des actifs qui ont économisé longtemps pour leur voyage et font une pause plus ou moins longue dans leur activité professionnelle. Les seconds, les américains, ont plutôt entre 18 et 25 ans et ne sont pas encore fixés sur les études qu’ils veulent entreprendre : à priori c’est papa et maman qui financent leur voyage de réflexion à l’autre bout du monde, au cours duquel ils semblent engagés dans un interminable springbreak.
Jour 138, jeudi 29 novembre, 37km et 52m de dénivelé : Petite balade à vélo autour de Tam Coc, à la découverte de la « baie d’Halong terrestre »
C’est donc bien contents de partir le lendemain et nous préparons notre retour en selle en bricolant tranquillement les vélos dans la cour de l’hôtel. C’est sans compter sans le jeune hôtelier qui vient nous voir toutes les deux minutes, toujours auto-investi dans son rôle de « je suis ton meilleur ami vietnamien ». Il passe, tripote les vélos, essaye la sonnette, triture les vitesses, allume la dynamo et pose des questions stupides du genre « tu fais quoi ? » quand j’écris dans mon carnet ou « c’est quoi ça ? » en montrant le vélo. Il nous met les nerfs en pelote et il faut vraiment se contenir pour ne pas lui répondre « ça c’est ma main dans ta tronche si tu dérègles encore mon retro, abruti ! ».
En milieu de matinée, c’est enfin la délivrance, nous partons sur les petites routes de la « baie d’Halong terrestre » sillonnées par des occidentaux à moto ou à vélo. C’est peut-être parce qu’il ne fait pas très beau, ou parce que nous sommes blasés après les pics karstiques de Guilin en Chine et la baie de Lan Ha, ou encore parce que nous sommes habitués à des campagnes moins touristiques et du coup plus naturelles, mais les coins ne nous emballent pas plus que cela.
Nous nous contentons d’un tourisme à son minimum, en passant sur la visite – payante – de petits temples, et en nous contentant pour l’essentiel des paysages, des pains de sucres jaillissant des rizières. Nous visitons quand même le grand temple de Bai Dinh et son gros bouddha, c’est quand même assez frais. Et c’est si grand que nous réussissons même à nous perdre l’un l’autre.
A la sortie d’un village, nous trouvons une petite vendeuse de fruits et légumes pour faire le plein, et nous constatons avec surprise un étal qui ressemble bien à ceux de Strasbourg au printemps. Il y a là des choux-raves, des brocolis, des choux fleurs, des carottes… On ne sera pas trop dépaysés pour se préparer une salade, alors pour faire bonne mesure on prend ce qu’on est presque à 100% surs être des cristophines (ou chayote) ; depuis que j’ai vu des vietnamiens en manger cru avec du piment, j’ai envie d’essayer.
Nous nous écartons ensuite de la zone touristique pour prendre la direction de l’Ouest et de Na Méo, la dernière ville avant le Laos, et à partir de là, à trente kilomètre à peine de Ninh Binh, nous ne verrons plus aucun touriste jusqu’à la frontière. Comme quoi les touristes occidentaux ont le même instinct de panurge que les touristes chinois. Pourtant les paysages sont des plus en plus intéressants, nous suivons les longues digues qui enjambent des rizières et des étangs de pisciculture surplombés de larges pics. Tout ce qui n’est pas immergé est construit ce qui fait que, malgré le soir qui tombe, il est difficile de trouver un endroit pour bivouaquer.
Après plusieurs tentatives avortées, et même une petite frousse dans un champ de canne à sucre quand nous déclenchons l’aboiement menaçant de chiens, nous finissons enfin par trouver, alors qu’il fait presque nuit, un petit espace plat dans ce qui ressemble à une carrière de gravier au pied d’un pic.
Nous avons quand même le temps de nous faire un sympathique petit repas avec nos fruits et légumes frais, accompagnés de saucisses que l’on voit un peu partout et pour lesquelles nous avons craqué. Elles ont un petit côté « madeleine de Proust » car on dirait des knacks alsaciennes. Ensuite, nous nous endormons au son d’un karaoké, pourtant bien éloigné mais dont le son à fond porte très bien sur l’eau.
Jour 139, vendredi 30 novembre, 97km et 356 de dénivelé : Journée à travers les rizières dans la campagne vietnamienne surpeuplée
C’est aussi le karaoké qui nous réveille le lendemain à 5h30 du matin : au moins on sait désormais à quelle heure les vietnamiens se lèvent et commencent à travailler.
Notre spot de bivouac est presque plus flippant en plein jour, quand je trouve des seringues par terre et quand les roseaux s’agitent violemment. Ce sont en fait des chèvres qui escaladent le pic et ont fait rouler un gros caillou : heureusement que c’est n’est pas arrivé en pleine nuit !
Nous continuions notre route sur des petites digues surélevées et observons le travail des pêcheurs, parfois immergés jusqu’à la taille dans l’eau, et armés de filets. Sur ces chemins étroits, nous croisons peu de monde, le plus souvent à pied ou en scooters, et nos vélos bien chargés effrayent les vaches qui font des écarts ou se mettent à galoper.
Ces paysages magnifiques de karsts et de lacs dédiés à la pêche finissent par changer pour une longue plaine toute de rizières constituée, dans lesquels les buffles font des bains de boue. Nous les avions laissés plutôt gris et propres en Chine, mais là, avec la chaleur, ils se roulent dans la boue pour se constituer une croute protectrice.
Passés les coins touristiques, nous nous sentons moins intrus dans les villages que nous traversons, et les gens recommencent à nous identifier. Souvent des « hello » fusent, de la part des adultes et des enfants, mais ceux-ci peuvent se révéler un peu insistants et casse-pieds. C’est exclusivement le cas des garçons un peu grands, et jamais des filles, qui nous tournent autour, insistent à nous répéter « hello » en boucle où nous suivent à vélo en nous regardant avec des sourires idiots ou en se moquant de nous. Parfois cela frise le harcèlement, et il y en a même un qui me pince le bras, le petit con !
Sur l’heure du midi, nous traversons une ville de bonne taille et nous décidons de nous y arrêter pour manger. Nous nous asseyons à côté de jeunes hommes qui nous font des signes amicaux, et qui sont des élèves de l’école de police. Victor n’arrivant pas à se faire comprendre avec la serveuse, il la suit dans la cuisine et, affamé, finit par commander tout ce qu’il voit dans les marmites. Pendant ce temps, un des jeunes tente de me faire la conversation avec le traducteur de son téléphone mais celui-ci est très approximatif. La première phrase qu’il me fait lire est ainsi : « go out ». Un instant interdite, je me demande pourquoi le type qui vient de nous inviter à côté de lui me demande maintenant de dégager, avant de comprendre, son sourire aidant, qu’il demande en fait si l’on sort du pays.
Le serveur du restaurant nous amène ensuite les plats commandés par Victor, et c’est là, à ce moment-là, que nous découvrons la cuisine vietnamienne et ses délices. Il y a du riz frit, mais il n’a absolument rien à voir avec la mixture sans intérêt et jaune fluo de Cat Ba ou Ninh Binh. Avec ce riz cuit avec des épices et des feuilles (et non frit comme le nom anglais fried rice le laisse supposer) on nous sert des bouts de poitrine et des succulents œufs au plat à tremper dans une sauce au soja pimentée, puis nos voisins nous offrent même des cubes de tofu fris.
Nous trinquons avec les jeunes policiers, et tentons d’en apprendre plus sur eux, grâce aux quelques mots d’anglais que l’un d’eux maîtrise. Ce dernier finit par insister pour nous offrir le repas et les bières, nous refusons d’abord mais cédons face à son insistance. Il s’est en fait un peu avancé et il n’a pas le liquide nécessaire, et c’est donc son ami introverti, qui n’avait rien promis le pauvre, qui finit par régler la note, ce dont il ne manque pas de nous informer grâce à son portable.
Quand nous sortons du restaurant, la ville que nous avions laissée animée semble totalement déserte dans la chaleur du début d’après-midi. C’est l’heure de la sieste, mais pas pour nous malheureusement, qui commençons sous le soleil et le ventre trop plein, notre première grimpette. La montée n’est pas trop rude, si ce n’est la chaleur, et nous avançons bien. Dans un village où nous nous sommes arrêtés pour acheter un succulent ananas, c’est le drame pour Ruth : la nouvelle béquille du vélo de Victor cède sous son poids et dans la chute brise aussi son rétroviseur. La béquille vietnamienne n’aura même pas vécu deux semaines…
En fin d’après-midi, nous nous lançons dans la traditionnelle recherche du bivouac, exercice pour lequel à priori nous sommes devenus bons après des mois de camping sauvage. C’est sans compter sans la densité de l’habitat vietnamien, il n’y a pas le moindre coin de libre !
En fait, rien n’existe en dehors de la route autour de laquelle sont construites toutes les habitations dans une suite quasiment ininterrompue de villages. En dehors de chemins qui mènent à des habitations ou des champs, c’est la nature, il n’y a pas de routes secondaires, et tous les champs ou bois sont fermés par des barrières ou des barbelés. Pour un pays communiste, le Vietnam a quand même une sacrée notion de la propriété privée, on se croirait en France.
Dans ce décor, impossible de trouver un bivouac, et nous allons de loin en loin sans jamais trouver rien de convaincant. Nous décidons de demander l’autorisation de camper dans un village, mais cela ne marche pas, nous n’arrivons pas à nous faire comprendre des gens quand on leur demande si l’on peut planter la tente dans un petit espace plat que nous avons repéré. Nous trouvons ensuite un peu plus loin un petit bois de bambous propice au camping. Victor va se renseigner dans la maison d’à côté pour savoir si nous pouvons camper, mais il ne parvient pas à savoir si les deux femmes qu’il interroge, d’une part ont compris et de l’autre, sont d’accord ou non, car elles sourient mais ne répondent pas.
Nous décidons de prendre leur réserve pour un oui, car nous sommes épuisés par nos 90km de route et qu’il commence à faire très sombre. Dans un bois de bambou, nous ne voyons pas bien qui nous pourrions déranger… Pourtant, alors que nous avons déchargé nos vélos et déjà installé notre tente, nous sommes surpris par un type qui passe par là. A vrai dire, c’est plutôt lui qui est surpris par notre présence, il semble d’abord effrayé puis vient nous voir. Nous essayons de lui expliquer ce que nous faisons là, par geste puis avec le portable, mais il ne semble pas comprendre puis nous parle en vietnamien en faisant des gestes vers le fond de la forêt. Nous ne comprenons rien à ce qu’il dit, et il finit par s’agiter, tapant sur notre portable ou nous lampes qui l’éblouissent. Lui, il y voit très bien dans le noir, il ne voit pas du tout l’intérêt des loupiottes qu’il nous force à éteindre. Nous décidons donc de lever le camp, et c’est bien ce qu’il semblait attendre. A un moment, il me fait même peur quand, en voulant taper encore une fois sur ma lampe que j’allume car on n’y voit goutte, il finit par m’appuyer sur le ventre. Je hausse le ton pour lui dire de ne pas me toucher, lui aussi – apparemment – pour nous dire de dégager, et nous voilà bien malheureux à reprendre la route dans la nuit désormais noire. Mais où va-t-on bien pouvoir aller ?
Alors que nous commençons à être un peu désespérés, nous croisons un homme en scooter qui s’arrête à notre niveau, et nous fait signe qu’il peut nous héberger. Après quelques incompréhensions, il nous accompagne à sa maison, la même à laquelle nous avions demandé refuge un peu plus tôt dans la journée, en face du petit bois de bambous. Ses enfants, une adolescente et un jeune homme, 13 et 21 ans, nous sourient et nous invitent à entrer. Ils nous proposent de planter notre tente dans leur jardin sous les manguiers, ou dans le bois de bambous dont ils sont les propriétaires. Mais nous sommes trop traumatisés par notre rencontre précédente pour retourner au bois, et si ça se trouve, l’autre psychopathe nyctalope y est encore ! Nous optons pour un camping sous les manguiers, et, alors que nous montons la tente, les enfants viennent nous voir en nous faisant signe de manger.
Nous sommes donc invités à entrer dans la pièce principale de leur maison, dotée d’un lit, d’une table et de bancs en bois. Une dame en tee-shirt vert, la même à qui Victor avait demandé si nous pouvions camper, nous fait asseoir et nous sert des verres d’eau, issus d’une grande bonbonne que ses enfants viennent de ramener en scooters. Tout suants et assoiffés, nous en buvons sans doute au moins un litre tandis que tout le monde s’agite autour de nous, amenant des caisses de bières et différents plats.
Il y a la famille de cultivateurs de canne à sucre qui nous accueille, le monsieur en scooter, la dame en vert et leurs deux enfants, mais aussi des amis, qui viennent tous dîner ce soir. Nous l’avions oublié, mais c’est vendredi soir, et à priori c’est un soir de fête ! Cependant, quand je demande à l’adolescente de quoi il s’agit, le traducteur google de Victor répond « this is England leather » (littéralement : « c’est du cuir anglais »), donc nous n’en serons pas plus sur la nature exacte du dîner.
Pour se raccrocher à ce que l’on connaît, nous pourrions dire qu’il s’agit d’une sorte de soirée raclette : chacun ramène quelque chose, mais c’est moins du vin, des patates et du fromage que ça n’est des bières, de la salade et des casseroles fumantes. Pendant que les femmes mélangent le contenu des casseroles (ragout de poulet d’un côté et de bœuf de l’autre) dans une sorte d’autocuiseur, la jeune fille découpe précautionneusement des serviettes de table dans un rouleau de papier toilette.
Ensuite, on déplie une grande natte, et nous voilà tous assis en tailleurs dans un grand cercle autour de l’autocuiseur. Il s’agit d’une sorte de fondue comme on en a déjà vue en Chine : dans le grand pot principal empli de viande et de bouillon, on fait cuire différents types de salade et des nouilles, que chacun extrait ensuite avec ses baguettes et déguste dans son petit bol. Le voilà, notre family dinner !
Côté homme, on parle fort et on picole allégrement, alors que côté nanas, c’est plutôt calme. Victor trinque donc avec ces messieurs, qui boivent toujours cul sec en rigolant, tandis que je picore avec mesdames, en échangeant des sourires et en essayant de parler un peu, tout en sirotant une bière mélangée à une sorte de soda, le Number 1, qui a un goût de Redbull (autant que je puisse en juger puisque je ne bois jamais de Redbull). Le type assis à côté de Victor a tout de l’archétype de l’oncle un peu beauf des repas de famille : il fait rire tout le monde en croisant et serrant ses deux index pour dire qu’on fait crac-crac. Les vietnamiens sont sinon des hôtes très consciencieux : les femmes sont tout le temps à s’assurer que j’ai à manger et à remplir mon petit bol, tandis que les compagnons de Victor veillent à ce que les mouches n’aient jamais pied dans son verre et lui glissent de temps à autre une cigarette dans la bouche.
Hué, la jeune fille de la famille, est non seulement très jolie, mais m’impressionne aussi par son caractère. Du haut de ses treize ans, elle n’a pas la réserve des autres femmes et n’hésite pas à interpeller les hommes adultes pour leur parler et les contredire. Et quand Tonton Malin insiste lourdement pour que je boive plus de bière, et que je n’ose pas trop le lui refuser n’étant pas à la page niveau protocole de picole, c’est elle qui saisit fermement mon verre et le repose par terre en regardant le type, l’air de dire « tu n’es pas obligée de faire ce qu’il demande ». Et pif !
Après ce bon repas, relativement alcoolisé pour le Totor qui se sent comme un poisson dans l’eau, nous faisons une longue séance photo avec tous les membres du repas, chacun voulant plusieurs clichés avec des configurations différentes et tous les téléphones présents. Nous nous prêtons au jeu mais nous sommes exténués, et j’ai pour ma part un bonne migraine.
Puis tout le monde vient admirer le montage de la tente. Tonton Malin s’y installe confortablement en refaisant son hilarant geste du « crac-crac », puis c’est au tour des enfants de la découvrir. Le plus petit, un garçon de quatre/cinq ans jusqu’ici très timide, ose s’y engouffrer, et voilà bientôt les trois enfants jouant à s’y enfermer ou à dormir.
Une fois les invités partis, nos hôtes nous proposent d’utiliser leur coin douche pour nous débarbouiller, puis, enfin, c’est l’heure du repos. Enfin presque, puisque Victor retourne toute la tente pour trouver son portable. Bredouille, il va demander à notre sympathique famille s’il ne l’a pas oublié chez eux, et, ni une ni deux, les voilà tous les quatre accroupis devant la tente à nous aider dans nos recherches. Je suis un peu gênée car je suis plus ou moins à poil sous mon tee-shirt, et je ne comprends pas tout de suite les conseils que prodigue la maman, pourtant, elle a raison : c’est moi qui ai glissé le portable dans une sacoche car j’étais trop chargée pour tout porter à la main. Oups, mais en tout cas voilà le portable trouvé, les remerciements renouvelés, et nous pouvons enfin nous reposer.
Jour 140, samedi 1 décembre, 65km et 844 de dénivelé : Le jour de la grande chaleur
Nous nous réveillons un peu plus tard que prévu dans le jardin de nos gentils hôtes de la veille, alors que nos compagnons de repas sont aux champs dès 6h du matin, et dépit de la probable petite gueule de bois de certains. Nous n’avons pas si bien dormi car Victor, la vessie pleine de bière, a dû sortir plusieurs fois pour vidanger. Ce faisant il m’a réveillé, mais surtout il a réveillé les chiens de la famille qui ont grogné et hurlé à la mort, réveillant aussi tous les chiens du voisinage. Au milieu de la nuit, une bonne pluie battante nous a aussi tirés du lit pour nous faire ranger tout ce que nous n’avions pas eu la présence d’esprit d’abriter et d’ajouter les sardines que nous n’avions pas eu le courage de planter.
Il n’y a plus que la mère de famille, Lan, et son fils Tuan qui soient à la maison, et ils ont eu la gentillesse d’aller nous chercher quelques bons beignets bien sucrés pour notre petit déjeuner. La générosité de Lan ne s’arrête d’ailleurs pas là : elle nous offre aussi un petit fagot de cannes à sucre. Le problème, c’est que cela pèse un âne mort, au moins trois ou quatre kilogrammes. Je commence donc à expliquer que c’est très gentil mais qu’on ne peut prendre qu’un ou deux bâtons mais Victor, qui n’a pas eu l’occasion de soupeser le cadeau, interrompt mes mimes : ça nous fera du sucre, et ça n’est pas bien correct de refuser.
Nous découvrons en faisant nos sacoches que nos saucisses que nous avions prévu de manger la veille ont commencé à moisir, se recouvrant d’une petite pellicule blanche. Nous demandons donc à Lan si elle veut les donner à ces chiens, mais elle préfère mettre une poêle sur le feu et les recuire à l’huile. Elle nous les tend ensuite toutes chaudes et elles sont à nouveau consommables, miracle ! Voilà pourquoi tout est frit dans le coin ! Après des interminables mercis d’ailleurs insuffisants pour exprimer notre gratitude, nous reprenons notre route, tout en recevant l’invitation de revenir chez nos hôtes quand nous repasserons dans les coins.
Au début, tout va bien, il fait très beau, chaud, et la route monte doucement. Puis, tout se gâte, nous voilà à monter une pente sur l’heure de midi en plein soleil, par plus de 30 degrés à l’ombre. Et celle-ci nous propose une inclinaison à 10% sur plus d’un kilomètre. Nous cherchons un coin où nous arrêter, mais c’est mission impossible : tout, absolument tout, est construit autour de la route, il n’y a pas moyen de s’en écarter sans tomber sur une barrière, une maison, ou des chiens qui nous aboient violemment dessus.
L’ascension en plein soleil d’un col bien pentu devient un véritable calvaire, et nous suons comme jamais nous n’avons sué de toute notre vie. L’eau que nous buvons ne suffit même pas à compenser l’eau que nous perdons par tous les pores de notre beau. Le plus difficile c’est pour Victor, peut-être à cause de ses excès houblonnés de la veille et de son chargement de cannes à sucre. Il se met à répéter « c’est l’enfer » avant de menacer de tourner de l’œil. Nous faisons donc une pause forcée sur le bord de la route, assis dans le caniveau sous la seule ombre que nous ayons pu trouver. Nous nous aspergeons d’eau et nous tentons de refroidir notre corps, de ralentir les battements de notre cœur et de retrouver un peu d’énergie.
Nous arrivons tant bien que mal en haut de notre col, mais nous ne sommes pas bien fringants, et il nous reste de la route. Ce qui est très fatigant aussi est la constante sollicitation de tous les gens que nous croisons sur la route et qui nous saluent, de manière souvent insistante pour ce qui est des enfants. Tant qu’ils n’ont pas obtenu leur salutation en retour, ils hurlent « hello » en continu. Evidemment, nous répondons au maximum à ces politesses, mais sachant que tout le monde salue et que nous croisons des gens tous les vingt mètres, il est très dur de répondre à toutes les sollicitations, surtout dans les longues montées sous un soleil de plomb.
Cette sollicitation constante, même quand elle est bienveillante, est un facteur d’épuisement : on ne peut se reposer tranquillement nulle part. Quand on trouve enfin un petit coin pour souffler 5 minutes par exemple, directement un jeune homme vient nous débusquer dans notre cachette. Son intention est bonne, il veut juste causer un peu, et nous croyons comprendre qu’il nous propose d’aller chez lui, mais nous ce que nous voudrions, c’est simplement un peu de tranquillité.
La journée a été tellement épuisante que nous abandonnons nos projets de bivouac du soir : nous n’avons l’énergie ni pour trouver un coin tranquille – ce qui du reste est bien trop difficile vu la densité de la population et de l’habitat autour de la route – , ni pour aller demander l’hospitalité et nouer des relations.
Arrivés à Quan Son, petite ville à l’aspect sympathique, nous optons donc pour l’hôtel et nous en trouvons un à prix correct. Le réceptionniste nous fait remplir de petites fiches informatives que nous maculons de sueur car nous sommes encore tout dégoulinants ; c’est dingue j’ai l’impression d’être recouverte d’une petite croute de sel : du jamais vu, même après un sauna !
Quel bonheur dans ces circonstances d’enfin pouvoir prendre une douche ! Un peu rassérénés, nous sortons dans les rues de Quan Son pour nous ravitailler. Il est 18h, soit une heure intéressante, quand le travail s’arrête et que les gens profitent d’un peu de temps avant leur repas du soir. Nous observons par exemple des jeunes jouer au badminton, mais déclinons l’invitation de participer que l’on nous fait. Nous sommes trop exténués pour faire autre chose que manger et dormir. Nous approchons une petite échoppe de rue où de la viande cuit à la broche. Ce sont des canards qui dorent, mais à la manière dont ils sont ouverts en deux et embrochés, on dirait des petits ptérodactyles. Ils sont servis avec une sauce délicieuse, que nous accompagnons d’une bonne salade qui vise autant à nous réhydrater, nous alimenter qu’à alléger drastiquement nos sacoches ! Jusqu’ici nous ne faisions pas trop attention à notre chargement, quitte à prendre trop et à accumuler la nourriture, mais c’en est fini de l’insouciance. Victor fomente même un complot visant à envoyer nos vêtements d’hiver et même nos duvets par la Poste jusqu’à Luang Prabang au Laos, ce qui ne me rassure pas tellement vu l’offre de service. Heureusement j’ai remarqué que si je n’alimente pas la réflexion dans un sens ou dans l’autre, il finit par rapidement oublier ses projets les plus loufoques, héhéhé.
Après un vrai régal de canard particulièrement délicieux et revitalisant (et pour la modique somme de trois euros), nous sombrons sans demander notre reste, à peine la nuit tombée, dans un sommeil des plus profonds.
Jour 141, dimanche 2 décembre, 52km et 999 de dénivelé : Dernière journée au Vietnam, des montagnes à la frontière laotienne de Na Méo
Ce matin nous dormons un peu plus que prévu dans notre chambre agréablement fraîche ; il faut dire que la journée de la veille fut rude, comme celle de l’avant-veille. Ça n’est pourtant pas très stratégique, puisque plus tôt il est et moins chaud il fait. L’idéal serait donc de décoller au lever du jour pour profiter des heures les plus fraîches de la journée, mais soyons honnêtes avec nous même, nous sommes bien trop feignants pour ça.
Pour une fois, la météo semble être avec nous, puisque quand nous partons vers 9h30, le soleil est toujours caché derrière les nuages, ce qui modère la chaleur. Espérons que cela dure ! Alors que nous n’en pouvions plus des longues journées pluvieuses et voilées de la Chine, au Vietnam, nous les appelons de nos vœux car nous en savons la valeur. Vous pourriez dire : « mais enfin c’est fou, ils ne savent pas ce qu’ils veulent ». C’est simplement que nous réalisons que sous les latitudes de l’Asie du Sud-Est, le soleil ça fait bien joli mais ça fait aussi beaucoup trop chaud pour pédaler. En fin de journée par exemple, quand il se met à pleuvoir dans la montagne, nous n’en pouvons plus de joie !
En sortant de la ville de Quan Son, nous voyons sur le bord de la route un étrange spectacle : une petite mémé fait rôtir un chien sur une broche, au-dessus d’un feu sur lequel souffle un ventilateur. C’est moins le chien embroché qui nous surprend (même si ça fait un peu bizarre) que la méthode de cuisson : à quoi peut bien servir le ventilateur ? Quant au chien en lui-même, nous nous sommes habitués à l’idée qu’ici il soit une source de protéine comme une autre, même si la consommation n’en est pas si répandue. De plus, à raison de quatre ou cinq chiens (sans compter les chiots) pour une personne dans les villages, ils font figure d’espèce invasive, et leur consommation doit pouvoir limiter leur population.
Les chiens pullulent d’ailleurs tout le long de la route mais sont rarement agressifs envers nous. Ils sont la plupart du temps soit impassibles soit effrayés et attendent, les pleutres, qu’on se soit bien éloignés pour aboyer. La seule fois où l’un d’eux s’approche de trop près de mes mollets en grondant, une sérieuse engueulade de ma part suffit à calmer ses ardeurs.
Nous progressons vers une vallée de plus en plus étroite, en destination de la frontière du Laos. Les montées sont bien là, mais elles sont moins pentues que la veille, et surtout, la chaleur modérée rend l’ascension plus supportable. La densité de la population diminue un peu, et quelques kilomètres séparent désormais les villages les uns des autres.
Ces derniers ont changé, ce ne sont plus les grands villages des plaines de cultivateurs de riz, d’ananas ou de canne à sucre, mais des petits villages de montagne constitués de maisons en bois sur pilotis.
Les femmes, surtout les plus âgées, ont de jolies tenues traditionnelles qu’elles tissent sur de grands métiers qui occupent les devantures des maisons. Ce sont des jupes ou des robes le plus souvent noires et recouvertes de broderies multicolores. Les vieilles ont de plus les lèvres teintes et des dents noircies par le bétel bien visibles quand un immense sourire contagieux leur fend la poire alors qu’elles nous saluent. Victor est très fan de ces mamies toutes guillerettes, et elles le lui rendent bien. Les « hellos » se sont faits plus modérés, et les enfants sont moins exubérants, un petit groupe d’entre eux prend même la poudre d’escampette quand Victor s’arrête à leur niveau et propose de les photographier. C’est d’ailleurs inhabituel qu’il prenne les gens en photo, et surtout les enfants, car la démarche ne nous met pas à l’aise, mais là, le contexte s’y prêtait.
Nous prenons conscience, au fur et à mesure que nous progressons dans la montagne, du rôle majeur de la route dans la vie quotidienne : elle est à la fois un axe de communication, de circulation, mais aussi la place centrale des villages. Elle est ce par quoi tout arrive et où tout se passe, une sorte de « fait social total » comme dirait Marcel Moss si l’on s’aventurait à sociologiser un peu. Rien n’échappe aux habitants du village de ce qui se passe sur la route, ils transforment même parfois sa fonction première : grâce à la faible circulation, les paysans peuvent y faire sécher du riz, les enfants y dessiner une marelle, ou encore les chiens y faire une sieste. Entrer dans un village par cette route, c’est un peu entrer dans le quotidien des gens, et quand on le fait comme nous, lentement à vélo, on se livre tout entier à la curiosité des gens tandis que le village est livré à la nôtre. D’où les salutations – « hello » mais aussi désormais « sin jow » (bonjour en vietnamien) – qui nous arrivent parfois de loin et l’importance de leur répondre même si c’est la 127ème fois de la journée.
Plus on monte cependant, et moins nous rencontrons d’habitants. Nous voyons de premiers potentiels spots de bivouac, de ceux qu’on aurait trouvé glauques ou insuffisamment cachés en Chine ou sur la côte vietnamienne quand nous pouvions encore faire les difficiles, mais dont nous nous contenterions ici.
Sauf que nous arrivons déjà à la ville frontière de Na Meo et nous avons décidé d’y passer la nuit pour traverser la frontière à la première heure le lendemain. Contrairement aux autres villes des alentours, Na Meo est vraiment moche et sans intérêt, sans compter que toute la population semble avoir passé un pacte pour tenter d’arnaquer le plus possible les touristes qui ont le malheur de passer dans le coin. Nous dormons donc dans un hôtel qui, sans être cher, propose une prestation bien inférieure à son prix, et nous nous y faisons la popote plutôt que d’aller payer à prix d’or un simple pho. En gros, si nous avions vu et surtout pu, nous aurions fait l’impasse sur Na Meo, mais il nous faut passer la frontière tôt dans la matinée si nous voulons avoir une chance d’atteindre notre première destination laotienne dans la journée du lendemain : la ville de Vieng Xai et ses grottes.
Alors au dodo tout le monde, demain nous changeons de pays !
Laisser un commentaire